Dans le lit de Procuste
Procuste est le surnom d’un personnage mythologique qui attirait chez lui par la ruse des malheureux dont il découpait ou étirait les membres afin de les ajuster aux dimensions de la couche qu’il leur réservait. Par extension, on qualifie de « lit de Procuste » toute situation exigeant une impossible et cruelle uniformisation.
Cette métaphore sied comme un édredon au fantasme mondialiste d’une extase égalitaire (1), dont la pensée dominante se fait le chantre depuis des décennies. Soumis à la pression de ce modèle d’épanouissement unilatéral – que bien souvent il croit vouloir – l’individu est condamné au supplice adaptatif par déformation ou contrainte de son Être.
Dans le premier cas, son âme erre dans un espace social ultra technologique qui, en échange d’une illusoire intimité avec l’autre, lui demande de se dilater jusqu’à perdre le contact avec son identité profonde. Tôt ou tard la virtualité de son vécu l’écartèle, tandis que le cyber enrobage de ses élans se fait armure pesante ou vampirique. Plus il se pense proche, plus il s’éloigne, sans que nulle drogue (il)licite ne parvienne jamais à étancher sa soif de contact intense. Plus il croit aimer, plus il crève sans le savoir de son incapacité à accéder au cœur de cette expérience ontologique.
Dans le second cas, tout déploiement impudique de l’Être au-delà des cadres procustiens est immédiatement sanctionné par des « coups » : moqueries, critiques, indifférence, marginalisation, exploitation, violences physiques…etc. Qu’importe le supplice, pourvu qu’on ait l’ivresse que procure la certitude d’avoir raison, tous contre un seul ! De la vitalité de l’âme meurtrie dépendra sa réaction tactique post-traumatique : étreinte radicale de son destin rebelle jusqu’à la mort héroïque ou conduites erratiques masquées par une abdication de surface. En filigrane toujours, l’ardent désir de défendre son dernier bastion de liberté face à une pensée dont l’exclusivité ne peut qu’appeler le totalitarisme.
Dans ces carcans culturels qui nous mutilent le corps psychique, comment trouver la félicité, seuls ou accompagnés ?
Cette question-koan(2) ne peut trouver réponses en chacun de nous qu’au-delà de l’alternative adhésion/opposition aux valeurs sociétales de notre époque. Elle est invitation à nous dévêtir de nos oripeaux de victimes-bourreaux pour faire preuve de discernement quand les nouveaux Procustes viennent tenter nos egos. Elle est enfin – voire surtout – incitation à faire de nos lits réels et symboliques des espaces de célébrations amoureuses de notre humanité. Seuls ou accompagnés.
(1) l’égalité s’entendant ici comme une absence d’altérité. En d’autres termes, le produit que l’on cherche à nous vendre revient à ce slogan « Pour vivre heureux, vivons clonés »
(2) les koans sont des phrases sibyllines énoncées par les maîtres bouddhistes zen pour être méditées ou provoquer l’illumination.