Notre tour de Babel
Et s’il y avait eu un âge d’or ?
Et s’il y avait eu un âge d’or ? Un âge où chacun parle le même langage. Imaginons un instant. Des rues de Manille à la Butte Montmartre. Des plaines du Kilimandjaro à la mer Caspienne. Plus de sept milliards d’êtres humains parlant la même langue. Pouvant se comprendre, s’expliquer, échanger, partager, en toute facilité. Vous me rétorquerez qu’il y a toutes sortes de manières pour communiquer, qu’un langage, c’est bien plus qu’une langue. Que tout est langage : l’expression du corps, la dynamique de notre mouvement, les odeurs, les sons, les signes, etc. Que de la diversité des langues jaillit un monde coloré et riche. Que pour aimer, il n’y a pas besoin de se parler. Que la parole est souvent source d’incompréhensions. Et vous aurez raison, mais tout de même, imaginons. Partout se parler sans barrière de langage, partout se comprendre en toute simplicité. L’humanité ne vivrait-elle pas un Satori collectif ? Investie d’une instantanée « claire audience ». Tous vibrant sur une même fréquence. Et nous parlerions aux oiseaux et les oiseaux nous répondraient, les chiens, les chats, etc.
Alors, que nous sert de ne pas nous comprendre ? Toute cette diversité ne serait peut-être que le symptôme de notre incapacité à nous entendre (ah, oui, j’oubliais, pour que la parole ait un sens, il faut une écoute !), non pas que nous ayons défié les dieux comme nous le font croire certaines interprétations du mythe de Babel, mais nous sommes aujourd’hui au défi de nous comprendre. Et si dans le symptôme se trouve la solution, alors il nous faut faire cet effort. Et sans cesse redéfinir la langue que nous parlons. Même si celle-ci semble la même. Ne serait-ce que dans nos pratiques. Pour exemple, qu’entend chacun de nous quand il évoque « l’énergie », « le mouvement interne », « la conscience » ou « la présence »? Les ethnométhodologues appellent cet effort de précision l’indexicalité : chaque rassemblement humain, social, tribal ou familial, verbalise ses expériences, son vécu, selon un jargon qui lui est propre et seulement identifiable par chacun de ses membres. Il est en dedans ou en dehors du groupe selon sa capacité à comprendre cette sémantique. Ainsi chacun adopte un discours selon sa sensibilité pour parler de sa pratique. Autant de regards, autant de mots pour traduire une expérience corporelle si difficile à si dire. Si compliquée à exprimer. Autant de femmes et d’hommes qui nous partagent leur subjectivité, une vision de la réalité évoquée à travers le filtre de leur histoire et de ce qu’elle a construit en eux, de caractère et de sensibilité.
Bien sûr, nous arpentons toutes et tous la même montagne sous différents versants. Bien sûr, aucun d’entre eux ni d’entre nous ne détient la vérité, mais un de ces discours entre davantage en résonance avec notre subjectivité, comme une partie de moi a été touchée par la force des mots de telle personne ou les silences de telle autre. Un discours plus qu’un autre nous donne le sentiment d’approcher la vérité, voire de la détenir (la tentation est grande). En fait de vérité, c’est l’histoire de notre vie qui se dit. La vérité (mais ce que je dis est bien banal) se situe quelque part dans tous ces discours et dans toute cette synthèse que chacun de nous fait sienne pour cheminer. C’est Babel elle-même. Et quelle est sa dimension initiatique ? Que suis-je en train de dire de moi quand j’utilise ces mots-là plutôt que d’autres ? Qu’est-ce que la vision de l’autre révèle de moi ? Toute cette variété de langues dans le monde n’est-elle pas le miroir de toutes celles qui se parlent en moi. Sans souvent s’entendre ni se comprendre. Ne serait-ce pas pour cette raison qu’il existe parfois une telle différence entre notre discours et ce que nous vivons ? La véritable alchimie se situerait dans un discours en cohérence avec nos actes. (Humm… pas facile!) Un discours émanant du centre de nous-même. Surtout lorsqu’il est question de mouvement. Autrement dit, simplement, suis-je en train d’agir comme je dis ? Le mouvement que je raconte est-il celui que je suis ? Si l’on ne peut exprimer l’inexprimable, on peut sans nul doute être et exprimer qui nous sommes.